Outil de valorisation sociale, miroir narcissique, béquille affective : l’animal dit de compagnie est parfois surinvesti d’une charge qu’il n’a pas les moyens de porter. Ou comment l’humain partage son quotidien avec des chiens et des chats à qui il n’accorde pas de véritable place.
« Si les animaux ne sont plus des objets, le temps n’est-il pas venu d’instituer d’autres rapports avec eux ? », demande l’essayiste Karine-Lou Matignon dans l’introduction de son récent ouvrage collectif, Révolutions animales [1]. Une question au cœur de l’intervention du comportementaliste, aux premières loges pour constater les difficultés relationnelles entre l’humain et l’animal. Ces difficultés naissent le plus souvent d’une méconnaissance de la réalité de l’animal, voire, d’un refus de le reconnaître pour ce qu’il est : un être vivant sensible. Alors que le code civil leur a récemment reconnu ce statut, les animaux restent les victimes d’« abus toujours plus terribles ». Si la révolution est bien en marche, notamment sur le plan scientifique, la négation de l’animalité constitue un écueil d’autant plus solide qu’elle trouve ses racines dans un terreau social fertile, qui nie la richesse du vivant non humain et le ravale au rang d’objet. Ainsi, je considère mon chien comme un objet parce que cela m’arrange de lui contester son besoin d’explorer un territoire, son mode de communication par aboiements, sa nature d’être quadrupède à poils. Surtout, parce que cela m’arrange de ne pas le voir comme un être vivant à part entière, différent de moi, autre que moi.
Violence socialement admise
Il doit sentir bon, dormir en même temps que nous, utiliser la litière ou se retenir toute la journée, être reconnaissant d’être en notre compagnie, nous obéir, apprécier nos amis, ignorer ceux qui nous ennuient, aboyer ou ronronner sur commande : ce n’est qu’une partie de la longue liste des exigences que nous avons à l’encontre de nos chiens et chats domestiques. Des violences invisibles dont nous ne sommes même plus conscients tant elles ont été intégrées dans nos habitudes et nos modes de pensées. Elles interrogent sur la façon dont on traite des animaux que l’on dit aimer, elles bousculent, et la première phrase qui vient à l’esprit est : « Je n’y avais pas pensé ainsi. »
Pourquoi n’y avais-je pas pensé ? Parce qu’il est d’autant plus facile de fermer les yeux sur la violence faite aux autres qu’elle est admise socialement, explique la psychologue américaine Melanie Joy, dans un ouvrage paru en 2011, sur la violence institutionnalisée faite aux animaux [2]. Par exemple : « Quand mon chien s’est soulagé sur le tapis du salon, je lui mets la tête dedans parce qu’on m’a toujours dit qu’il fallait lui montrer qui était le maître. » Ou encore : « Je secoue mon chat par la peau du cou parce qu’on m’a toujours dit que la mère chat procédait ainsi avec ses petits. » Mais me suis-je jamais interrogé sur le bien-fondé de ces actions ? Le déni, ce refus de la réalité de l’animal, permet d’ignorer la question même.
« Délégué narcissique »
Ce qu’on a appelé le « phénomène pitbull », en France dans les années 1990, constitue un bon exemple de la négation de l’animalité à l’échelle sociale. Dans une étude sur la politisation du molosse, l’ethnologue et anthropologue Jean-Pierre Digard souligne la place « de miroir et de faire-valoir » prise par les animaux de compagnie au fil du temps, à mesure que grandissait leur nombre. Le pitbull, « chien à usage externe » par excellence, a pour rôle de mettre en valeur son propriétaire, comme le font une voiture ou une montre coûteuses : « Le maître d’un pitbull se régale de donner à autrui le spectacle de la domination qu’il exerce (ou croit exercer) sur un animal potentiellement dangereux ; et sa jouissance sera d’autant plus grande que la réputation de son chien sera exécrable. »
Outil de valorisation sociale, l’animal joue ainsi des rôles dépendant de l’image que l’humain se fait de lui-même. « Dans l’acte même de choisir son chien, il y a révélation de soi, écrit Boris Cyrulnik [3]. Le chien élu devient un délégué narcissique. J’opte pour ce chien parce qu’il est rustique, sportif ou de caractère solitaire ou combatif revient à dire : j’aime qu’il me ressemble ou j’aime ce qui est rustique, sportif. » Quant à l’« exécrable » réputation du pitbull, elle se sera révélée suffisamment clivante pour être politiquement féconde, aboutissant à la loi de janvier 1999, qui classe les molosses en catégories de dangerosité. Conclusion, selon Jean-Pierre Digard : « La construction d’un animal domestique […] est tout autant la résultante du télescopage de plusieurs logiques en fonction de circonstances et d’enjeux conjoncturels. » Et de citer des logiques telles que « la loi du marché et ses variantes que sont la tyrannie de l’audimat, la quête du lectorat, l’électoralisme ». La dimension sociale du destin du pitbull repose donc toute entière sur sa négation en tant qu’être vivant sensible et sur une généralisation qui serait choquante si on appliquait la même « logique » à l’humain.
La « haute fonction » de compagnon
Le même mécanisme de déni est à l’œuvre à l’échelle individuelle : l’animal, objet social doté d’une fonction, celle « de compagnie », est le support potentiel de multiples projections psychologiques. « Pour accéder pleinement à leur statut d’intimes de l’homme, [les animaux de compagnie] doivent être entièrement disponibles pour l’homme, ne servir à rien d’autre qu’à sa compagnie, écrivent ainsi le psychologue Philippe Bernard et le psychiatre Albert Demaret. Ils ne peuvent accéder à la “haute fonction” de compagnon de l’homme que lorsqu’ils n’ont plus rien d’autre à faire. » Dépouillés de leur animalité, sélectionnés par l’homme pour leur aspect physique (la néoténie par exemple, qui consiste à favoriser des traits physiques juvéniles) et certaines caractéristiques comportementales (le persan, « chat précieux par excellence, qui convient mieux aux intérieurs douillets qu’aux jardins aventureux »), chiens et chats n’ont plus qu’à se mettre à notre service. Autrement dit à répondre à nos besoins.
Béquille affective, l’animal pourra être investi d’une charge émotionnelle et psychologique plus ou moins lourde, qui dépendra également du besoin que sa présence doit combler : rassurer les individus ayant du mal à supporter la solitude sur leur potentiel à être aimé ; faire office de substitut d’enfant, éternel « petit », « bébé » qui ne grandira pas ; remplacer un animal décédé, qu’il ne parviendra jamais à égaler, n’étant pas lui, etc. Avec tous les troubles que cela peut (ou pas) engendrer en termes de négation des besoins éthologiques de l’animal.
Un pas de côté
Face à ces projections puissantes, solides, un travail de « décentrement » est nécessaire, afin de redonner sa propre « voix » à l’animal. C’est bien son monde propre, et non son comportement uniquement, qu’il s’agit de s’attacher à comprendre, explique l’éthologue et philosophe belge Vinciane Despret dans Révolutions animales. Demandons-nous ainsi comment l’animal perçoit le monde : « En quoi une conduite qui nous paraît à première vue stupide s’avère-t-elle, une fois que l’on prend en compte la signification que l’environnement peut avoir […], une réponse non seulement adaptée mais intelligente ? » Face à l’accumulation des preuves scientifiques en ce sens, « nombreux sont ceux qui sont déjà convaincus que chacun d’entre nous à un rôle à jouer dans sa vie quotidienne », écrit la primatologue Jane Goodall, en préface de Révolutions animales. Ce nécessaire pas de côté, le comportementaliste se doit de l’encourager face aux difficultés relationnelles homme-animal. Pour que ces chiens et chats qui partagent la vie de l’humain au quotidien, témoins de ses soubresauts, observateurs muets de ses aléas, ne soient plus les victimes collatérales des circonstances, contraints de les subir ou de sortir du tableau.
Crédit photo : Serge Sauvage
- Karine-Lou Matignon, Révolutions animales, octobre 2016, Arte Éditions, Les Liens qui libèrent.
- Melanie Joy, Why we love dogs, eat pigs and wear cows, Conari Press, août 2011.
- Karine Lou Matignon, Sans les animaux, le monde ne serait pas humain, chapitre « Boris Cyrulnik », Le Seuil, 2000.